Laurent Crocis (France Football) : « Ils ont inversé la pyramide »

Sur RIG, vendredi, dans l’émission radio de nos partenaires, ‘Girondins Analyse‘, le journaliste – et supporter des Girondins – Laurent Crocis est intervenu. Invité, encore une fois, suite au gros dossier qu’il a co-écrit pour ‘France Football‘, Crocis a répété les zones d’ombre et dangers qui existent avec les actionnaires américains du FCGB, des éphémères GACP aux actuels… King Street.

Le podcast de l’émission est encore à écouter – jusqu’au prochain podcast GA dispo, qui le remplacera alors – sur Deezer, Spotify et Soundcloud, mais aussi sur Open Archive (là où sont archivés tous les podcasts GA).

Sinon, les explications de Laurent Crocis sont à lire ci-dessous :

« La situation financière des Girondins, on va être clair, elle est issue directement du montage financier de GACP, comme on l’a expliqué. La grande nouveauté, que les gens ont pu découvrir, c’est qu’on pointe le fait que GACP n’ait apporté que 2M€ – et ça a étonné beaucoup de monde sur les réseaux sociaux, qui ont relayé notre infographie -. Dans le premier montage, présenté aux élus de Bordeaux Métropole, il était pourtant prévu que GACP en apporte 20. Mais ce qui s’est passé, tout simplement, c’est que General American Capital Partners a éprouvé beaucoup de difficultés à faire son tour de table pour racheter le club à M6. C’est ça qui a expliqué les reports de la vente, à deux reprises, et nous l’avons expliqué dans France Foot avec Thomas Simon et Antoine Bourlon. Mais surtout, ce qui est important, c’est que GACP, au titre d’arrangeur d’affaire – un process classique dans ce type d’opérations financières – a touché 10M€ pour avoir amené l’affaire et puis pour rentrer dans ses frais : avocat, contacts, études, merchandising, benchmarking… tous ces merveilleux termes qui entourent tous ces contrats.

Mais ce qui est remarquable, au-delà de la petite somme apportée par GACP dans le tour de table, c’est que le modèle économique ; nous le pensons avec force ; n’est pas viable. Il est viable dans des grands clubs, car c’est le même modèle et le même procédé que quand la famille Glazer a racheté Manchester United en 2005. Simplement, Manchester, entre produit dérivés, sponsoring, billetterie, hospitalités et droits TV, ils n’ont pas du tout les mêmes rentrées d’argent que les Girondins ; dont les affluences n’ont pour l’instant pas donné un seul guichets fermés de la saison. Même pas contre Paris et Marseille. Après, la stratégie est claire dans ce modèle économique : augmenter les recettes, mais – pour vous donner juste un montant – la meilleure année des Girondins au niveau de la vente de produits dérivés c’est quand Bordeaux est champion de France et leader de L1 à la trêve, en ayant été meilleure équipe des poules de la Ligue des Champions, avec une équipe jouant au ballon et des joueurs attractifs. Et on était alors à 10M€. Huit ans plus tard, juste avant la vente, on est à 2M – 2.5M€, soit une division par cinq, à cause de résultats plutôt anodins par rapport à ce qu’était le club. Enfin, fin 2018, Joe DaGrosa avait même confirmé l’info de France Foot, comme quoi le merchandising était même à 1M€ d’euros de pertes. Donc la question que je pose là c’est : qui peut m’expliquer comment on va être à l’équilibre ou gagner de l’argent, alors qu’on perd des places sportivement – et donc de l’argent des droits télés -, que les affluences sont moins importantes et que les produits dérivés – malgré l’arrivée de 18 commerciaux supplémentaires sous GACP puis King Street ; avec d’ailleurs deux versions différentes pour le rachat des parts de GACP par King Street puisque chacun dit que l’initiative vient de lui – ne décollent pas ?

Le modèle économique est simple : GACP apporte 2M€ et fait le tour de table, King Street apporte 38 et 30M€, avec deux types d’actions ; normales et préférentielles. Avec les actions normales, l’actionnaire ne touche des dividendes que si le compte d’exploitation est bénéficiaire, mais avec une action dite préférentielle il a le droit de façon quasi-automatique à des dividendes ; même si le club perd de l’argent. Voilà. Tout est bien expliqué dans l’infographie. Et encore, on n’est pas rentré dans les détails, car il faut savoir que les Girondins ont été rachetés via une holding basée au Luxembourg et puis une société basée à Puteaux, la Dynamie SA, qui ne sert que de boîte aux lettres pour faire transiter les fonds. Des fonds qui ne sont pas arrivés en septembre – octobre, ce qui fait que la vente a été reportée au 6 novembre. Voilà… Aussi, ce qui est important, c’est le troisième partenaire, en plus de GACP et King Street : Fortress. C’est un bailleur de fonds, un prêteur, auprès de qui GACP a ouvert une ligne de crédit de 40M€ et une de 55. Le taux d’intérêt est de 12%. Donc moi, je pose une question, alors que l’État français emprunte en ce moment à des taux d’intérêts négatifs et que pour des particuliers les taux peuvent être de 1.8 ou 1.5%… Comment les Girondins de Bordeaux peuvent-ils, chaque année, verser des dividendes à leurs propriétaires et rembourser ces prêts, pour une somme estimée à 10M€ par an ? Cela fait 10M€ en moins, car c’est le club qui rembourse ; sans avoir de billetterie en hausse, ni de produits dérivés en hausse. En gros, plus d’argent ne sort que ce qu’il rentre. En plus, c’est important, les recettes de la dernière qualification des Girondins en phase de poules européennes ont été estimées à 10M€, et vous n’avez plus ça. Ça fait donc 20M€ en moins. Aussi, Joe DaGrosa avait bien dit sur RMC que la masse salariale avait augmenté de 11M€… Donc ça fait beaucoup.

Surtout, le but de King Street, un fonds d’investissement, ce n’est pas d’être philanthrope ou de financer un club à perte, mais de gagner de l’argent. Mais Thomas, Antoine et moi avons l’intime conviction que King Street a juste regardé le business plan de GACP et s’est dit qu’il y avait de l’argent à se faire. On pense vraiment, on est convaincu intimement, qu’ils ne connaissent rien au monde du football. Ce sont des Américains, avec des sports US où, en effet, vous pouvez aller consommer pendant toutes les interruptions. Mais en football et en Europe, les sectateurs ne sont pas autant là pour consommer en famille que les Américains. Tous les gens travaillant dans le marketing vous disent que le modèle US n’est pas transposable. Et comme, en plus, King Street ne connait pas le foot, ils ont juste vu un business plan qui leur disait que les recettes billetterie, merchandising et hospitalités allaient pouvoir être augmentées de 2.7. C’est ce que GACP avait écrit sur sa plaquette pour attirer des investisseurs. Mais où avez-vous pu voir ou bien penser que les Girondins de Bordeaux allaient pouvoir augmenter leurs recettes de 2.7 ?! Ce modèle existe quand même en Europe, mais en Premier League, où les tarifs sont prohibitifs, comme à Old Trafford. Le football est un sport populaire et pour attirer des gens il faut aussi des résultats. Mais là, on est parti à l’envers, tout le processus est biaisé, ils ont inversé la pyramide en fait, en quelque sorte. Ils sont partis du business, en voulant augmenter les recettes par 2.7, et après seulement ils pensaient que… Mais non ! Un club de football, ça se bâtit à partir du terrain, et après vous pouvez, oui, éventuellement, augmenter vos recettes propres.

Il y a un mois, le cabinet anglais Deloitte a publié son rapport sur les recettes des clubs européens. Il y est écrit noir sur blanc que pour qu’un club puisse être sain financièrement il s doit d’avoir des ressources propres : billetterie, hospitalités, sponsoring, produits dérivés… Mais aux Girondins, les droits TV représentent 68% du budget. Et quand vous êtes 13-14èmes de Ligue 1, ce n’est pas la même rentrée d’argent que quand vous finissez 5-6èmes… Mais pour terminer à ces places-là, il faut avoir une équipe. Et l’équipe, là, on voit ce qu’elle produit. Surtout, et sur le volet financier, nos confrères de L’Équipe ont sorti un numéro spécial salaires et… voilà. On peut se rendre compte que les salaires sont astronomiques. Paulo Sousa est à 280 000 euros, 3ème plus gros salaire de la Ligue 1… Je vous confirme ce chiffre-là, puisque Thomas, Antoine et moi avons eu les mêmes montants. Puis il y a son staff.

Par rapport à l’ère M6, il y a un delta de 20-30M€, auquel vous rajoutez la ligne de crédit à 40M€ qui a été bien entamée voire épuisée… Beaucoup de gens se demandent, aussi, chez ceux qui connaissent le dossier, si Fortress a débloqué les 55M€ de la deuxième ligne de crédit. Et ça, personne n’est capable de l’affirmer, et beaucoup de monde en doutent, dont nous. Donc le club, il est exsangue financièrement, avec Laurent Koscielny qui a un contrat faramineux – 5 ans, 3 + 2 -. Alors moi, je suis conscient de ce qu’il apporte à une défense qui en a besoin, mais il a 34 ans… Est-ce qu’on construit ainsi l’avenir ? Non. Et c’est contradictoire avec le projet présenté par Joe DaGrosa et Hugo Varela. Il y avait la marque Bordeaux à développer, les revenus augmentés fois 2.7, mais on ne voit rien… Au niveau de la billetterie, cette année, on n’a pas les chiffres, mais la saison précédente on était à 4M€, hors abonnements, dont 1.2M€ représentés par la réception du Paris Saint-Germain. Un peu moins d’un tiers qui se joue sur un match. C’est énorme ! En plus, cette saison, ce n’était pas plein contre Marseille et Paris.

Et derrière, la stratégie de l’équipe commerciale des Girondins, on l’a bien vu : concentration sur quelques grosses affiches. On a bien vu tout ce qui a été fait avant Bordeaux – Marseille, on a été abreuvé de message. Mais là, c’était logique, cohérent et non critiquable à mon sens. Sauf que le stade n’était… pas plein ! Malgré ça, les Girondins ont singulièrement amélioré leur communication ‘inside’, ils maîtrisent très bien ; dans tous les sens du terme. Mais au final, l’équipe est moribonde, le club est froid, le stade est loin de la ville – contrairement à Lescure, qui était dans le centre – , pas aux couleurs du club… Ce stade n’est pas pratique. Le parvis et la fan zone, ce n’est pas fabuleux, impersonnel ; mais c’est dur de créer des animations ! Et puis, facteur important, encore plus cette année, on subit la concurrence de l’UBB, qui a des résultats en Top 14 et produit du jeu, en étant donc un club de rugby attractif.

En rachetant les parts de GACP, j’ai tendance à croire que King Street a pris l’initiative de siffler la fin de la récréation, pour dire à GACP : ‘On arrête, maintenant on va reprendre’. Mais dès le début – et on l’avait écrit dans France Foot – les relations entre les deux fonds ont été très compliquées. La première bataille entre GACP, arrangeur d’affaire qui n’a amené que 2M€ au lieu de 20M€, et King Street, qui a dû augmenter son montant investi, c’était dès le départ. Comment voulez-vous diriger un club en n’ayant que 13.6% des parts ? GACP et KS se sont battus pour le dossier de la présidence. Jean D’Arthuys et Vincent Tong Cuong ont été proposés par GACP mais écartés, et King Street – contrairement à ce que Monsieur DaGrosa a pu dire – a imposé Frédéric Longuépée. Pourtant, GACP ne voulait pas céder, car c’était symbolique et c’était aussi une manière pour eux que King Street ne voit pas d’un peu plus près ce qu’il se passait.

Après, Frédéric Longuépée, il a un supérieur au-dessus de lui, un patron. Comme moi et comme vous, peut-être… Mais le souci, pour King Street, et on en a fait la chute de notre dossier, c’est qu’on leur a vendu de la poudre aux yeux et que la vraie question c’est donc : quand cela va-t-il faire place à la poudre d’escampette ? Pour un fonds d’investissement, l’idéal est de gagner de l’argent, mais là, dès le début, le modèle économique n’est pas viable et bancal depuis le début. Alors, à la place de King Street, que faites-vous ? Moi, à mon avis, il y a deux scénarios possibles, voire trois mais j’en vois surtout deux certains. Soit KS reste plus longtemps, ce qu’ils ont dit vouloir faire quand ils ont vu le maire, Nicolas Florian ; en le rassurant sur le règlement du souci de la billetterie ; soit ils essayent de limiter la casse. Monsieur Longuépée, on lui a posé la question : ‘Avez-vous déjà donné des garanties à la DNCG ; comme M6 le faisait ?’. Et il a répondu – par mail, comme on l’a écrit – : ‘Nous avons obtenu son feu vert’. Donc il n’a pas répondu… Alors, c’est quoi l’avenir pour King Street ? M6, on estime environ à 150M€ le déficit qu’ils ont dû combler en 20 ans.

Du coup, King Street va peut-être vite revendre ; et on voit que quelques bijoux de famille – entre guillemets – partent : Koundé, Tchouaméni, Youssouf, même Benrahou… Nouvelle contradiction, au passage, par rapport au projet initial de s’appuyer sur les jeunes et de créer une identité, avec Jules Koundé en porte-drapeau. Mais là, comme Aurélien Tchouaméni à Monaco, il est désormais à Séville. Voilà. (…) Depuis quand les Girondins n’avaient pas, comme dernièrement, aligné une équipe sans joueur formé au club ? C’est un signe ça… Il y a un problème d’identification des supporters par rapport au propriétaire et à l’actionnaire, avec une fracture claire et nette entre la direction et les Ultramarines. J’espère qu’elle va se résorber, mais je n’en suis pas certain. Et l’équipe n’a plus d’identité régionale et locale. En fait, le pêché originel c’est d’avoir venu le club à un fonds d’investissement dont le but est de gagner de l’argent. Je rappelle qu’avant le Qatar, le PSG a été dirigé par le fonds Colony Capital et a failli descendre en Ligue 2, sportivement. Aujourd’hui, Bordeaux est un club dont les résultats ne sont pas folichons, dont le jeu n’est pas séduisant ; il y a maintenant un seul propriétaire, parlant d’une seule voix, King Street, mais s’ils veulent s’investir dans la durée, il faut une équipe et des résultats. »

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